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Le blog de Christophe Lamoure

Notre avenir est-il démocratique ?

12 Juillet 2012 , Rédigé par Christophe Lamoure Publié dans #Textes

SOURCE :

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/11/notre-avenir-est-il-democratique_1732113_3232.html

 

 

 

LE MONDE | 11.07.2012 à 14h38 • Mis à jour le 11.07.2012 à 15h30

Par Propos recueillis par Jean Birnbaum



Premier lauréat du prix Pétrarque de l'essai France Culture-Le Monde, le sociologue Luc Boltanski prononcera, lundi 16 juillet, à Montpellier, la "leçon inaugurale" des Rencontres de Pétrarque organisées par France Culture et Le Monde, dans le cadre du Festival de Radio France, sur le thème "Notre avenir est-il démocratique ?"

 

Dans votre dernier livre, "Enigmes et complots" (Gallimard, "NRF essais", 480 p., 23,90 euros), vous utilisez la littérature policière et les romans d'espionnage pour décrire la paranoïa qui mine sans cesse les fondements de l'Etat moderne. Quelles sont les conséquences de cette paranoïa sur l'idéal démocratique ?

 Luc Boltanski: L'Etat moderne, né au sortir des guerres de religion, a été d'emblée investi par la notion de raison d'Etat. L'Etat devait, afin de se tenir en surplomb des disputes, adopter une morale qui lui soit propre. Discrète, voire secrète, elle fut orientée vers l'autodéfense de l'Etat. On peut  voir une illustration de cette conception toujours vivante dans l'indignation suscitée, dans certains milieux dirigeants, par Julian Assange, l'animateur de WikiLeaks. Il aurait, en rendant publics des courriers diplomatiques, violé la " vie privée" des Etats. L'exigence de "transparence" est assimilée à un "totalitarisme masqué".

La critique d'Internet accompagne ainsi la multiplication des mises en garde contre la montée d'une épidémie de paranoïa dont le recours aux "théories du complot" serait le signe le plus patent. Or, on ne peut  ignorer la façon dont le discrédit des proclamations officielles encourage le scepticisme. Que l'on pense seulement au général Powell affirmant, à la tribune de l'ONU, l'existence d'armes de destruction massive en Irak, ce qui fut par la suite démenti. Le recours au mensonge d'Etat n'est pas un fait nouveau. Mais l'ordre démocratique n'y a pas mis un terme, comme le déplorait déjà Hannah Arendt dans le beau texte qu'elle consacra au rapport McNamara sur la guerre du Vietnam (Du mensonge à la violence, 1972), dont les termes pourraient s'appliquer à des conjonctures plus récentes...

Face à des événements qui les affectent sans qu'elles aient sur eux la moindre prise, comment les personnes pourraient-elles ne pas souffrir de ce que l'on peut appeler, métaphoriquement, une masse manquante de causalité ? Cette impossibilité d'agir, et même de connaître, tend à susciter la multiplication des versions divergentes d'un même événement, selon le schème des deux réalités, opposant à une réalité officielle, mais trompeuse, une réalité officieuse mais cachée et malfaisante. Ce poison politique dont a souffert le XXe siècle demeure toujours actuel.

 

Le doute qui pèse sur l'Etat, dites-vous, concerne d'abord sa prétention à se porter garant d'une réalité stable, rationnelle, prévisible, bref "normale"...

Luc Boltanski : Oui, la critique des dispositifs d'Etat porte avant tout sur la façon dont sont officiellement qualifiés les êtres qui composent la réalité sociale, qu'il s'agisse de personnes ou de choses. La qualification est loin d'être une opération seulement verbale. Elle est lourde de conséquences. On pourrait dire que la première expression de la critique est l'interjection : "Vous appelez ça un ?..." "Vous appelez ça une université ?", mais les salles de cours sont dans un état déplorable et les photocopieurs toujours cassés... "Vous appelez ça un président ?", mais il s'exprime comme une "caillera" et invective ceux qui ne semblent pas disposés à lui tendre la main, etc.

A qui s'adressent, en priorité, ces critiques ? Je dirai que c'est aux institutions, en tant qu'elles sont avant tout des dispositifs sémantiques, qui ont pour premier rôle de fixer la relation entre les états de choses et les formes symboliques utilisées pour les représenter. On pourrait dire que la phrase type des institutions n'est pas "Vous appelez ça un... ?", comme dans le cas de la critique, mais, à l'inverse, "Ce que vous appelez ceci ou cela, est bien ceci ou cela". "Ce que vous appelez une université est bien une université." "Ce que vous appelez un président est bien un président" (un "président normal", si je puis dire). C'est pourquoi la répétition et la tautologie constituent les formes les plus typiques (parfois lassantes) dans lesquelles s'exprime la raison institutionnelle.

Ces remarques ne visent pas à dénigrer les institutions. Aucune société ne pourrait se passer d'institutions. Les institutions assurent notamment une fonction de sécurité sémantique et peuvent, par exemple, empêcher qu'un être humain soit assimilé à une chose, comme ce fut le cas des esclaves, par le simple fait qu'il se trouve démuni de papiers, d'attaches sociales ou, simplement, privé par la misère ou la maladie des moyens d'assurer sa propre existence.

Toutefois, reconnaître le rôle que jouent les institutions n'implique pas qu'elles soient investies d'un pouvoir absolu et quasi sacré, comme dans les chimères théologico-politiques. Et ce, que ces dernières se réclament directement de conceptions religieuses ou qu'elles fassent référence à une "identité", à une "nation", à un "peuple", etc., mis en place de substituts laïques du dieu caché. Cette vision tend à jeter le discrédit sur la critique et à forclore la possibilité d'un changement. Or, c'est le fait même d'être confronté à la critique qui donne vie aux institutions.

 

Dans un essai intitulé "De la critique" (Gallimard, 2009), vous mettiez en valeur le lien entre esprit critique et projet d'émancipation. Comment cette relation se manifeste-t-elle dans la vie ordinaire de chaque individu ?

Luc Boltanski : Ce que la sociologie désigne sous le terme d'"opérations critiques" est monnaie courante. Cela va de remarques acerbes en privé jusqu'à des formes spectaculaires, comme dans le cas des affaires suscitant des mobilisations de vaste envergure, et dont l'affaire Dreyfus demeure, en France, l'exemple paradigmatique. La critique s'enracine dans les expériences malheureuses et dans des sentiments d'injustices, qu'il s'agisse d'injustices personnellement subies ou de conditions injustes vécues par d'autres. En ce sens, elle s'ancre dans la singularité des personnes et des situations. Mais le fait de pouvoir l'exprimer, et de la mettre ainsi en partage, constitue le moyen principal dont disposent les acteurs sociaux pour lutter contre la fragmentation, qui est synonyme d'impuissance.

La possibilité de critiquer publiquement, sans le payer d'un coût exorbitant, constitue l'une des principales épreuves auxquelles la démocratie se mesure, en pratique. Or, on peut douter de ce que la possibilité de la critique soit réellement assurée dans les contextes de la vie quotidienne. Les entraves à la critique sont évidentes dans la vie au travail et dans les entreprises, où elle est confrontée à divers types de rétorsions et se paie souvent du licenciement. De même, et bien que la presse soit libre, les médias subissent d'autres formes indirectes de contrôle qui sont d'ordre économique. Quant à la démocratie participative dans les lieux de vie - quartiers ou communes -, elle demeure largement un voeu pieux. On pourrait accumuler les exemples.

 

Pour vous, le renouveau de l'idéal démocratique passe donc par une renaissance de l'esprit critique au quotidien ?

Luc Boltanski : Si l'on veut restaurer la croyance dans la démocratie, il faut défendre la cause de la critique. C'est-à-dire non seulement l'autoriser en parole, mais lui redonner les moyens d'avoir prise sur la réalité. D'abord sur la réalité locale, sur les situations qui sont à portée de nos mains. Mais aussi sur les dispositifs de grande envergure, dont les effets s'exercent à distance, et qui affectent les contours de la vie quotidienne. Tel est bien le rôle reconnu aux instruments politiques et, particulièrement, à ceux de la démocratie représentative et électorale, dont, pourtant, de nombreux exemples ont mis en lumière les défaillances. Que l'on pense au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, dont les effets pratiques ont été pour le moins incertains.

Mais le chemin vers l'émancipation, qui est l'autre nom de la démocratie, suppose peut-être un changement plus radical qui concerne la relation aux règles mises en place par les institutions. L'égalité dans ce domaine est l'un des principes de base de la démocratie. Il n'est pourtant guère difficile de constater que parmi les nombreuses asymétries qui structurent la vie sociale, l'asymétrie concernant les règles est l'une des plus criantes. C'est d'abord par rapport à elle que prend sens l'idée de domination.

Une réaction fréquente consiste à exiger une plus grande rigueur à l'égard des puissants, afin de les obliger à respecter eux aussi les règles qu'ils imposent aux autres. On peut la qualifier de moraliste. Elle conduit facilement vers une forme ou une autre de populisme ou même d'intégrisme.

Il existe pourtant une autre façon de diminuer les asymétries face aux règles. Elle consisterait à donner au plus grand nombre les moyens d'interpréter les règles. La sociologie et la philosophie de l'action ont montré que personne ne pouvait agir en suivant étroitement des règles. Même dans le cas du taylorisme, une des inventions les plus déshumanisantes de la société industrielle, les historiens du travail ont pu montrer que les ouvriers ne suivaient pas ponctuellement les consignes des bureaux d'études et qu'ils les soumettaient à des aménagements, c'est-à-dire à des interprétations, dans le cadre des ateliers. Et ces aménagements étaient nécessaires, non seulement au maintien de leur dignité d'êtres humains, mais aussi à l'accomplissement des tâches que l'on attendait d'eux. Il n'est donc pas d'être humain qui ne soit capable de réflexivité et, par là, d'interprétation. Or, c'est d'abord par le truchement de la critique, en paroles et surtout en actes, que la réflexivité se rend manifeste et que le pouvoir d'interprétation se met en oeuvre. C'est en redonnant toute sa place à la critique que l'on rendra évidente aux yeux du plus grand nombre la valeur de la démocratie et que l'on restituera à l'action politique la force que lui a soustraite son assujettissement aux contraintes gestionnaires et aux verdicts des "experts".

Pour s'orienter vers un changement de ce type, il faut assumer pleinement la rupture avec la théologie politique, rupture qui est inhérente à l'idée même de démocratie. Mais aussi renoncer à cet autre absolutisme qui se réclame de la science et, particulièrement, actuellement, de l'économie néoclassique. C'est-à-dire admettre que les institutions sont sans fondement, et que le pouvoir qu'elles exercent repose sur un "lieu vide", pour reprendre une expression du philosophe Claude Lefort. Ce qu'elles édictent n'est justifiable qu'à la condition de demeurer ouvert à l'interprétation et à la critique. La cause de la critique, c'est la cause de la démocratie.

 

Propos recueillis par Jean Birnbaum

 

 

Le programme des XXVIIes Rencontres de Pétrarque

 

Organisées par France Culture et Le Monde, les XXVIIes Rencontres de Pétrarque se tiendront du 16 au 20 juillet 2012. Elles sont animées par Emmanuel Laurentin (France Culture) et Jean Birnbaum (Le Monde). Diffusion sur France Culture chaque samedi, du 28 juillet au 25 août, de 19 heures à 20 h 30. France Culture et Le Monde s'associent pour créer le prix Pétrarque de l'essai France Culture-Le Monde, qui récompensera chaque année un essai qui éclaire d'une lumière inédite les enjeux démocratiques contemporains. Le sociologue Luc Boltanski est le premier lauréat, avec Enigmes et complots (Gallimard).

 

Mardi 17 juillet
La démocratie française est-elle usée ? Laurent Bouvet, politologue ; Rémi Soulié, essayiste ; Corine Pelluchon, philosophe ; et Christiane Taubira, garde des sceaux (sous réserve).

Mercredi 18 juillet
La démocratie : un horizon universel ? Mathieu Guidère, islamologue ; Wassyla Tamzali, avocate ; Zheng Ruolin, journaliste ; et Barbara Cassin, philosophe.

Jeudi 19 juillet
La crise économique éclipse-t-elle le politique ?
Kalypso Nicolaidis, politologue ; Etienne Chouard, enseignant ; Catherine Gerst, associée chez Citigate Dewe Rogerson ; et Alexandra Roulet, économiste.

Vendredi 20 juillet
Internet, stade final de la démocratie ? Fabrice Epelboin, entrepreneur ; Dominique Cardon, sociologue ; Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l'innovation et de l'économie numérique ; et Laurence Parisot, présidente du Medef (sous réserve).

 

 

 

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