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Le blog de Christophe Lamoure

Maurice Clavel (1920-1979)

17 Novembre 2013 , Rédigé par Christophe Lamoure Publié dans #Audio-Video

Maurice-Clavel.jpg
 
Le soulèvement de la vie
 
 
Vous pouvez lire ci-dessous le texte écrit et dit par Maurice Clavel dans son film, Le soulèvement de la vie, qui fut diffusé à la télévision en décembre 1971, dans l'émission A armes égales. Un passage du commentaire, évoquant le fait que "le président de la République (Georges Pompidou) [ait confié] à un très grand journal américain l’aversion et l’agacement que lui inspire la Résistance française", sera censuré. C'est alors que Maurice Clavel quitte le plateau en lançant son célèbre : « Messieurs les censeurs, bonsoir ! ».
Au-delà de l'anecdote, le film et le propos de Maurice Clavel appellent plus que jamais l'attention. Ils paraissent avoir été écrits ce matin même.
Vous pouvez visionner le film (reconstitué en son intégralité par des amis de M. Clavel) en cliquant ici : http://www.ina.fr/video/VDD10014259
J'ai rétabli le texte dans sa version authentique après avoir visionné le film.
 
(chant des partisans)
Août 1944. Chartres. Sortie de la cathédrale libérée par mes camarades … Le général de Gaulle me charge de leur dire : « C’est le meilleur travail depuis la Bretagne. »
Janvier 1970, l’an dernier. J’ai l’honneur de faire partie d’un commando de contestataires qui envahit l’immeuble du C.N.P.F. (Confédération nationale du patronat français), dont je parlerai tout à l’heure…
18 juin 1971, cette année, au Mont-Valérien. Deux heures avant la cérémonie officielle, un petit groupe dépose une gerbe aux fusillés de la Résistance.
Jean Cassou, Jacques Debu-Bridel, Vladimir Jankélévitch et moi-même, accompagnons M. Jean-Pierre Le Dantec, dirigeant maoïste, à peine sorti de la prison de la Santé, et deux de ses camarades.
La gerbe est apportée par les trois jeunes gens.
A l’heure où le président de la République (Georges Pompidou) confie à un très grand journal américain l’aversion et l’agacement que lui inspire la Résistance française, il est bon que le peuple y pense.
Et en tressaille…
Nous ne nous aimons pas !
Nous ne nous aimons pas. Qui se regarde, qui se sourit, qui se soucie seulement de l’autre ?
La plupart vous diront qu’ils ont autre chose à faire.
C’est vrai que tout le monde a quelque chose à faire.
Mais quoi ? Et en le faisant, est-ce que chacun s’aime soi-même ?


Vous savez qu’on est en train d’achever d’industrialiser la France.
Voyez cette machine : elle a ses lois, qui sont devenues les nôtres.
Rendement, rentabilité, profit, profit !...
Elle n'a pas besoin de se reposer alors pourquoi nous ? Nous la servirons donc par équipes à toute heure, tant pis pour la femme et l'enfant.
Elle n’a pas besoin de faire l’amour, n’ayant pas de sexe. Nous nous aimerons donc très mécaniquement !
Elle n’a pas besoin de prier, n’ayant pas d’âme, et nous serons de même fonctionnels et réglementés !...
Elle est née à la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre et en France. Il arrivait alors qu’un ouvrier  vînt travailler deux ou trois jours par semaine, pas plus. Le reste du temps, disait le maître, il flemmardait… Alors on a réduit les salaires des trois quarts. Plus question de rire !
Comme ça, ils se sont exténués tous les jours, pendant un siècle et demi, à survivre !
Maintenant qu’ils y sont à peu près arrivés, ils ont un peu de temps – oh, un tout petit peu ! – pour se demander :
Pourquoi ?
Pourquoi ? L’ennui, c’est qu’il n’y a pas de réponse….
Ou plutôt si : pour rien ! L’homme n’est pas fait pour cela !
Et comme il n’est pas fait pour cela, il en crève, comme un animal en cage !
Et plus il produira pour produire, il en crèvera !
Et plus il produira pour vendre et pour consommer, et plus il deviendra dingue
dans cette société qu’Alberto Moravia appelle société excrémentielle
où c’est déjà notre cadavre qui prolifère !
Mais il y a pire, il faut réfléchir encore :
Non, la machine n’est pas officiellement une déesse.
En principe, le Dieu, celui qui remplace le Dieu créateur, c’est l’Homme…
Mais lequel ?
Celui qui la conçoit, la possède, l'achète ou celui qui la sert ?
Celui qui se l’incorpore, ou celui qu’elle use et dévore ?
Les deux sont séparés par cette épaisseur-là qui est aussi le savoir : l’un sait, l’autre ne sait pas. Et l’on se demande
Si cet homme humaniste, notable, distingué, n’aurait pas besoin d’un sous-homme pour se sentir un peu Dieu, pour se sentir vivre !
C’est pour cela qu’il est si terrible, quand il le peut avec l’autre classe,
A plus forte raison avec les autres races…
De là vient cette autorité implacable dans l’usine.
D’un mot, à tous les sens de ce mot,
On écrase !
Mais le plus sinistre, peut-être, c’est l’optimisme,
L’optimiste, le gigantesque bain commercial d’optimisme !
Vous serez fort, vous serez belle, vous serez voluptueux, vous serez heureux, vous serez libres ! Vous baiserez triomphalement jusqu’à cent ans ! On vous vend l’air, l’eau, le soleil, la neige, le sperme !
C’est dit tant de millions et de millions de fois qu'on le croit, qu'on le croit !
Et quand on est foutu et qu'on ne sait pas pourquoi, on s'en va vers le spécialiste du psychique, on le croit, on le croit. Et quand on n’y croit plus, comme on ne croit à rien d’autre…
On s’en va…
On n’est plus rien…
Souvent, on n’était déjà plus personne…
Alors si la révolte, c’était pour exister, pour s’aimer, soi-même et les uns les autres ?
Si nos fils n’avaient mal que de la poussée de leur âme – ou de Dieu même, qui sait ?
S’il nous fallait nous convertir à nos enfants, pour les soulager ?
On va leur chercher la Lune, et ils ne nous demandaient que de changer la Terre et nous-mêmes.
Ils ne savent pas trop le dire, bien sûr, mais regardez :
Si l’eau, qui représente notre âme humaine, s’épanche librement, elle est droite, calme, claire : on la connaît, elle se connaît…
Voici ce qu’on en fait, depuis au moins un siècle…
Mais voici qu’à la fin, sous la poussée de cette âme, qui n’en peut plus de se sentir comprimée
Le doigt faiblit mais ...sans céder.
Le jet sera brisé en éclaboussures multiples, confuses et convulsives…
Cela s’appellera violence, provocation, ennui, désespoir, drogue, suicide, yippisme,
yippisme, pornographie, délinquance,
Gauchisme…
Et vous aurez beau jeu d’appeler cela des vices !
D’appeler dévoyé ce que vous avez dévié !
De réprimer le mal dont vous êtes la cause et de l’aggraver ainsi et de le réprimer encore, et ainsi de suite
Hypocrites !
Alors que c’était là le début du salut, et vous le saviez !
Du moins vous le savez à présent. Alors écoutez encore :
Je m’adresse à un peuple qui, malgré bien des actes, depuis trois ans,  comparables aux mille ruisselets invisibles d'une marée montante, n’a pas encore su se traduire, se répandre, se délivrer.
Je m’adresse à un peuple qui a perdu sa patrie, car il ne voit à sa place que des banques – encore heureux quand elles sont sur le territoire ! – un peuple que ses maîtres détournent de son destin par les miettes de leur festin !
Je m’adresse aux familles françaises dont le père, peu à peu asservi ou habitué aux lois de ce monde, voit son fils qui les brise, et quelquefois s’y brise, et n’ose pas l’assister !
Je m’adresse à tous ceux qui travaillent en bas de l’échelle, avec d’autant plus de vertu que peu de joie, et que l’argent facile, en haut, démoralise !
Je m’adresse à l’armée et aux forces de l’ordre, sachant leur désarroi de n’être pas aimées, songeant qu’elles furent, naguère, libératrices…
Je m'adresse à l’Église qui suit le train de son temps au lieu de le rompre !
Je m’adresse surtout à toute la jeunesse, et je l’appelle à dépasser les dépressions et provocations pour prendre et refaire !
Je m’adresse aux vieillards qui vont bientôt mourir en se disant qu’ils n’ont rien laissé…
Mais ce n’est pas vrai ! Tout commence, si vous avez le courage !
Si le champ, le quartier, l’atelier, l’usine, la ville, la région, le peuple enfin, prennent la parole et la gardent !
 
 
A vous de vivre, demain !
 
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