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Le blog de Christophe Lamoure

Les idées de la colère

15 Mars 2012 , Rédigé par Christophe Lamoure Publié dans #Textes

 

SOURCE :

http://www.regards.fr/idees/les-idees-de-la-colere-isabelle

 

 

Isabelle Garo : « Rendre son mordant à la notion d’idéologie »

 

vendredi, 1er mai 2009

  / Marion Rousset

 

La crise actuelle ébranle une idéologie néolibérale à la fois très forte et très fragile. Comment cette dernière a-t-elle conquis le monde ? Pourquoi a-t-elle rencontré un tel consentement ? Peut-on envisager une sortie par le haut du capitalisme ? En s’appuyant sur l’héritage de Marx, la philosophe Isabelle Garo tente de répondre à ces questions. Entretien.

 

Comment, concrètement, l’idéologie néolibérale a-t-elle assis sa domination ?

 

Isabelle Garo. La reconquête néolibérale du monde a nécessité un ensemble de conditions qui ont été longues à rassembler. Le libéralisme est une idée qui remonte au XIXe siècle, quant aux premiers groupes néolibéraux, ils datent en France de la fin des années 1930. Mais il manquait des paramètres pour que cette offensive intellectuelle prenne l’allure d’une offensive politique. Il a fallu attendre une situation politique, économique et sociale particulière : la crise économique des années 1970, la progressive décomposition politique du rapport de forces de l’après-guerre et l’affaiblissement du mouvement communiste en France, le repoussoir qu’étaient devenus les pays de l’Est, l’émergence d’un discours antitotalitaire qui a permis de délégitimer toute perspective alternative. Des groupes de ce qu’on peut vraiment nommer des « idéologues » se sont constitués en think tanks, en sociétés internationales très discrètes mais extrêmement efficaces. C’est ainsi qu’ils ont réussi à installer leurs propres options et ont convaincu Margaret Thatcher de s’attaquer au compromis social anglais. On a assisté, dans le même temps, à une réorientation de fonds de la social-démocratie européenne qui a diffusé, à travers la thématique antitotalitaire et le ralliement pratique à l’économie de marché, l’idée d’une impossibilité de sortir du capitalisme, portant une lourde responsabilité dans la situation actuelle.

 

Dans votre dernier ouvrage, vous parlez des « limites mortelles » du néolibéralisme. Celui-ci porte-t-il en son sein sa propre fin ?

 

I.G. Ce risque mortel, nous savons tous que c’est désormais l’humanité qu’il concerne, bien plus qu’un système qui ne disparaîtra pas tout seul. La crise actuelle, aussi grave soit elle, n’est pas automatiquement porteuse d’alternatives. Elle peut conduire à la plus inquiétante des mutations du capitalisme, la plus violente tant du point de vue de l’exploitation du travail, des injustices sociales, de la militarisation guerrière et de l’autoritarisme. Mais l’histoire n’est pas écrite. C’est justement un héritage fécond du marxisme de penser le présent en y incluant ses possibles, de destruction aggravée mais aussi d’une sortie par en haut, qui passe par la mobilisation politique. On voit fleurir beaucoup de thèses sur la puissance de l’endoctrinement de masse, comme celle que porte une certaine critique des médias. Elles oublient que les idées dominantes sont très fortes, mais aussi très fragiles : elles sont contraintes de courir derrière le réel en essayant, sans y parvenir, de justifier l’injustifiable.

 

Vous voulez « rendre son mordant à la notion d’idéologie » . Qu’est-ce que cela signifie ?

 

I.G. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment, à un moment donné, une idée portée par telle classe sociale, tels médias, tel appareil d’Etat, endosse une fonction sociale et politique qui lui donne une puissance déterminée. « Rendre son mordant » à la notion d’idéologie, c’est montrer la manière dont les idées s’insèrent dans le réel. C’est cette piste qu’avait ouverte Marx.

 

Pourquoi toute transformation radicale passe-t-elle, d’après vous, par la « critique de l’économie politique » ?

 

I.G. Avec ce sous-titre du Capital de Marx, on est au cœur de la question politique contemporaine. Il ne faut pas abandonner les questions économiques à l’idéologie ambiante et ses pseudo-experts. Relancer la critique de l’économie politique, ce n’est pas seulement développer une autre approche théorique de l’économie, mais surtout élaborer un autre projet de société à travers des propositions conduisant à une autre façon de concevoir le travail, l’organisation de la production, la grande propriété et la répartition des richesses...

 

Quelle est l’actualité des analyses marxistes sur la notion d’idéologie ?

 

I.G. Pour le dire schématiquement, dans un premier temps, Marx pense la fonction et la position sociales des idées dominantes mais pas encore les contradictions qui les habitent. Dans un deuxième temps, en étudiant l’économie politique de son temps, il comprend dans quelle mesure elles combinent illusion et connaissance, portée critique et visée conservatrice. Aujourd’hui, on a tendance à penser l’idéologie comme surface simplement mensongère, écran. Or les idées et leurs relais sont traversés par les contradictions du réel. La puissance de la pensée néolibérale ne peut pas se comprendre indépendamment de l’adhésion qu’elle doit s’efforcer en permanence de susciter et de consolider. Pourquoi ces thèses rencontrent-elles un tel consentement ? Les politiques libérales individualisantes, en défaisant les solidarités sociales de l’après-guerre, ont eu un impact sur les comportements et les convictions. Mais elles se heurtent aussi à leurs promesses non tenues, à leurs aberrations, aux injustices visibles, aux révoltes suscitées par leur mise en œuvre. Les analyses de Marx permettent aussi de comprendre que les idées sont le produit d’une activité intellectuelle, elle-même traversée de conflits et terrain de luttes. On oublie souvent que derrière la profession de journaliste, on trouve des présentateurs vedettes tout acquis aux causes qu’ils défendent mais aussi des précaires, des individus qui s’efforcent de résister à la logique des grands médias. On pourrait aussi parler des enseignants, des chercheurs, des étudiants, etc.

 

Le passé a été marqué par ce que vous appelez un « antimarxisme de combat » . Comment avez-vous personnellement vécu cette période ?

 

I.G. Mal. Les années 1980 étaient violentes de ce point de vue, en raison d’une répression tous azimuts contre tout ce qui ressemblait de près ou de loin à du marxisme, rendant très difficile de travailler sur Marx sans être très marginalisé. Cela a commencé à changer un peu au tournant des années 2000 et nous sommes peut-être au début d’un nouveau cycle, de ce point de vue. On relit, on republie Marx, on l’étudie de nouveau, en tout cas.

 

Avec la crise, des tabous comme le terme « capitalisme » sont en train de tomber. Au-delà des mots, cela lève-t-il d’autres tabous ?

 

I.G. Ces mots réapparaissent de façon parfois inattendue. Il est quand même remarquable qu’un milliardaire comme Warren Buffett déclare publiquement : « Il y a une guerre de classes et c’est ma classe qui a gagné. » En France, le retour des analyses sociologiques en termes de classes sociales est aussi un indice. Quant à l’expression « moralisation du capitalisme » , elle a quand même le mérite de recourir à ce qui était jusque-là un gros mot, même si elle le loge dans une expression qui s’autodétruit ! Derrière ces mots qui cessent d’être des tabous, on voit resurgir les enjeux politiques dont ils sont porteurs. La résurgence possible et souhaitable de la question de l’idéologie, par-delà le thème de la manipulation des esprits, peut permettre cette remontée de la conflictualité, sa visibilité accrue, et une remobilisation politique.

 

La sortie du capitalisme passe, selon vous, moins par une « révolution » que par un « processus long et démocratique de rupture » ...

 

I.G. Il ne s’agit pas de penser la révolution comme moment d’irruption pure, ce que fait Alain Badiou, il me semble, mais comme processus collectif, démocratique au vrai sens du mot. Ce processus comporte des étapes qui sont celles d’une mobilisation populaire majoritaire et des mesures qu’elle est capable d’imposer, mais aussi des résistances rencontrées dans la construction d’un socialisme contemporain. Regardez l’expérience bolivarienne, même si elle ne saurait être érigée en modèle. Une trajectoire politique révolutionnaire est forcément de l’ordre de l’invention, ce n’est pas la réalisation d’un programme clé en main. Et elle me semble aussi ardue qu’urgente, à l’heure actuelle.

 

Propos recueillis par M.R.

Paru dans Regards , n°62, mai-juin 2009

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