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Le blog de Christophe Lamoure

Deleuze et Bacon (3 et fin)

27 Mai 2009 , Rédigé par Christophe Lamoure Publié dans #Textes

 

« J’ai voulu peindre le cri plutôt que l’horreur » (Bacon)



 


« Pourquoi Bacon peut-il voir dans le cri l’un des plus hauts objets de la peinture ? « Peindre le cri... » Il ne s’agit pas du tout de donner des couleurs à un son particulièrement intense. La musique, pour son compte, se trouve devant la même tâche, qui n’est certes pas de rendre le cri harmonieux, mais de mettre le cri sonore en rapport avec les forces qui le suscitent. De même, la peinture mettra le cri visible, la bouche qui crie, en rapport avec les forces. Or les forces qui font le cri, et qui convulsent le corps pour arriver jusqu’à la bouche comme zone nettoyée, ne se confondent pas du tout avec le spectacle visible devant lequel on crie, ni même avec les objets sensibles assignables dont l’action décompose et recompose notre douleur. Si l’on crie, c’est toujours en proie à des forces invisibles et insensibles qui brouillent tout spectacle, et qui débordent même la douleur et la sensation. Ce que Bacon exprime en disant : « peindre le cri plutôt que l’horreur ». Si l’on pouvait l’exprimer dans un dilemme, on dirait : ou bien je peins le cri, et je ne peins pas le cri, puisque je figure l’horrible ; ou bien je peins le cri, et je ne peins pas l’horreur visible, je peindrai de moins en moins l’horreur visible, puisque le cri est comme la capture ou la détection d’une force invisible. (...) Bacon fait la peinture du cri, parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme gouffre d’ombre, en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir. C’est Kafka qui parlait de détecter les puissances diaboliques de l’avenir qui frappent à la porte. Chaque cri les contient en puissance. Innocent X crie, mais justement il crie derrière le rideau, non seulement comme quelqu’un qui ne peut plus être vu, mais comme quelqu’un qui ne voit pas, qui n’a plus rien à voir, qui n’a plus pour fonction que de rendre visibles ces forces de l’invisible qui le font crier, ces puissances de l’avenir. On l’exprime dans la formule « crier à... » Non pas crier devant..., ni de..., mais crier à la mort, etc, pour suggérer cet accouplement de forces, la force sensible du cri et la force insensible de ce qui fait crier » (FB41).


Il faut renoncer à la violence du spectacle pour parvenir à la violence de la sensation.


La sensation


Ce que poursuit le peintre, dresser une sorte de topologie des forces, passe par l’élaboration d’une logique de la sensation.


« Chez la plupart des gens, Bacon suscite un choc. Il dit lui-même que son travail est de faire des images, et ce sont des images-chocs. Le sens de ce choc ne renvoie pas à quelque chose de « sensationnel » (ce qui est représenté), mais dépend de la sensation, c’est-à-dire des lignes et des couleurs. » (DRF167).


La voie de la Figure, celle que Bacon a suivi, « Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Forme abstraite s’adresse au cerveau, agit par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. Certes Cézanne n’a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du « sensationnel », du spontané...etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu, l’événement). Ou plutôt elle n’a pas de faces du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Et à la limite, c’est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet. Moi spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas dans le jeu « libre » ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire, c’est dans le corps, fût-ce le corps d’une pomme. La couleur est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation. (...)

Quand Bacon parle de la sensation, il dit deux choses très proches de Cézanne. Négativement, il dit que la forme rapportée à la sensation (Figure), c’est le contraire de la forme rapportée à un objet qu’elle est censée représenter (figuration). Suivant un mot de Valéry, la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter. Et positivement, Bacon ne cesse pas de dire que la sensation, c’est ce qui passe d’un « ordre » à un autre, d’un « niveau » à un autre, d’un « domaine » à un autre. C’est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps. Et à cet égard, on peut faire le même reproche à la peinture figurative et à la peinture abstraite : elles passent par le cerveau, elles n’agissent pas directement sur le système nerveux, elles n’accèdent pas à la sensation, elles ne dégagent pas la Figure, et cela parce qu’elles en restent à un seul et même niveau. Elles peuvent opérer des transformations de la forme, elles n’atteignent pas à des déformations du corps » (FB28).


Défaire le visage


Que serait-ce de peindre le mouvement d'un visage, que serait-ce de penser le mouvement d'un visage ? Que se passe-t-il entre les traits du visage et que se passe-t-il entre les puissances qui travaillent un corps ?

La fausse idée, qui se traduit en fausse image, selon laquelle un corps et un visage sont des réalités posées, fixes, assemblage de formes distinctes, combinaison réglée de points de matière, de parties déterminées.

Le corps et le visage sont des vagues plutôt, des élans multiples, divers et contrariés, comme la somme mobile et sans cesse réagencée de courants ou de forces qui les parcourent, affects s'éprouvant en sensations et en instincts, chair sensible. Un être : un complexe d'intensités.


« C'est donc un projet très spécial que Bacon poursuit en tant que portraitiste : défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage » (FB27).


« Il semble que, dans l’histoire de la peinture, les Figures de Bacon soient une des réponses les plus merveilleuses à la question : comment rendre visibles des forces invisibles ? (...) affronter encore plus directement le problème de « rendre » visibles des forces qui ne le sont pas. Et c’est vrai de toutes les séries de têtes de Bacon, et des séries d’autoportraits, c’est même pourquoi il fait de telles séries : l’extraordinaire agitation de ces têtes ne vient pas d’un mouvement que la série serait censée recomposer, mais bien plutôt de forces de pression, de dilatation, de contraction, d’aplatissement, d’étirement, qui s’exercent sur la tête immobile. C’est comme des forces affrontées dans le cosmos par un voyageur trans-spatial immobile dans sa capsule. C’est comme si des forces invisibles giflaient la tête sous les angles les plus différents. Et ici les parties nettoyées, balayées du visage prennent un nouveau sens, puisqu’elles marquent la zone même où la force est en train de frapper. » (FB40).






Défaire le visage, identité sociale, masque des convenances, décomposer le visage où rien ne passe ni ne se passe, sinon le jeu des expressions attendues, les mimiques de l'animal politique, la mise en scène qui devient mise en visage des bonnes manières, faire bonne figure dit-on, défaire et décomposer le visage pour faire apparaître la viande, tourmentée, vivante.


« Le visage a perdu sa forme en subissant les opérations de nettoyage et de brossage qui le désorganisent et font surgir à sa place une tête. » (FB19).


La déformation que Bacon inflige au visage, et qui rend le visage au corps, le déliant de l’idée et de la belle apparence, le plonge dans une zone d’indiscernabilité. Le visage devient autre chose, il est engagé dans un devenir sous l’action des forces qui agissent sur lui, devenir tête, devenir bête, devenir animal. Les corps eux-mêmes subissent le même processus chez Bacon : ils échappent à leurs clairs contours, à leurs limites, ils débordent, se répandent, en proie au devenir des forces qui les étreignent.


« Au lieu de correspondances formelles, ce que la peinture de Bacon constitue, c'est une zone d'indiscernabilité, d'indécidabilité, entre l'homme et l'animal. (…) Cette zone objective d'indiscernabilité, c'était déjà tout le corps, mais le corps en tant que chair ou viande. (…)

Pitié pour la viande ! Il n’y a pas de doute, la viande est l’objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d’Anglo-Irlandais. Et sur ce point, c’est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif. La viande n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d’invention charmante, de couleur et d’acrobatie. Bacon ne dit pas « pitié pour les bêtes », mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce « fait », cet état même où le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié (« Peinture » de 1946). C’est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux. « J’ai toujours été très touché par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et pour moi elles sont liées étroitement à tout ce qu’est la Crucifixion... C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal... » (...)

Ce n'est pas un arrangement de l'homme et de la bête, ce n'est pas une ressemblance, c'est une identité de fond, c'est une zone d'indiscernabilité plus profonde que toute identification sentimentale : l'homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme. C'est la réalité du devenir » (FB28-30).


La Vie


Bacon propose une peinture hantée par la douleur, la violence, l’angoisse, la souffrance et cependant, selon Deleuze, il est du côté de la vie. Comment comprendre ce paradoxe apparent ?

« En quoi choisir le cri plutôt que l’horreur, la violence de la sensation plutôt que celle du spectacle, est-il un acte de foi vital ? Les forces invisibles, les puissances de l’avenir, ne sont-elles pas déjà là, et beaucoup plus insurmontables que le pire spectacle et même la pire douleur ? Oui, d’une certaine manière, comme en témoigne toute viande. Mais d’une autre manière, non. Quand le corps visible affronte tel un lutteur les puissances de l’invisible, il ne leur donne pas d’autre visibilité que la sienne. Et c’est dans cette visibilité-là que le corps lutte activement, affirme une possibilité de triompher, qu’il n’avait pas tant qu’elles restaient invisibles au sein d’un spectacle qui nous ôtait nos forces et nous détournait. C’est comme si un combat devenait possible maintenant. La lutte avec l’ombre est la seule lutte réelle. Lorsque la sensation visuelle affronte la force invisible qui la conditionne, alors elle dégage une force qui peut vaincre celle-ci, ou bien s’en faire une amie. La vie crie à la mort, mais justement la mort n’est plus ce trop-visible qui nous fait défaillir, elle est cette force invisible que la vie détecte, débusque et fait voir en criant. C’est du point de vue de la vie que la mort est jugée, et non l’inverse où nous nous complaisions. Bacon non moins que Beckett fait partie de ces auteurs qui peuvent parler au nom d’une vie très intense, pour une vie plus intense. Ce n’est pas un peintre qui « croit » à la mort. Tout un misérabilisme figuratif, mais au service d’une Figure de la vie de plus en plus forte. On doit rendre à Bacon autant qu’à Beckett ou à Kafka l’hommage suivant : ils ont dressé des Figures indomptables, indomptables par leur insistance, par leur présence, au moment même où ils « représentaient » l’horrible, la mutilation, la prothèse, la chute ou le raté. Ils ont donné à la vie un nouveau pouvoir de rire extrêmement direct. » (FB42).


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L
"Une fulguration s'est produite, qui portera le nom de Deleuze...Un jour peut-être le siècle sera deleuzien" Michel Foucault
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